Pourquoi l’institution compétente de géologie a-t-elle rejeté l’Anthropocène comme nouvelle époque géologique, en mars dernier ? Une synthèse de l’article « Qui a tué l’Anthropocène ? » du philosophe des sciences Pierre de Jouvancourt (Terrestres, 8 avril 2024)
par Régis Briday, chercheur chez Koncilio
Le 4 mars 2024, un comité très officiel de la Subcommission on Quaternary Stratigraphy (SQS) de l’InternationalCommission on Stratigraphy (ICS), institution qui coordonne les activités stratigraphiques au sein de l’International Union of Geological Sciences(IUGS), a voté contre la proposition de son sous-groupe l’Anthropocene Working Group (AWG) d’inscrire l’Anthropocène dans la Charte internationale de stratigraphie (12 voix contre, 4 pour et 3 abstentions). Ce faisant, le groupe a empêché l’officialisation de l’Anthropocène comme nouvelle « époque géologique », appelée de leurs vœux par certains géologues et par de nombreux écologistes, historiens de l’environnement, climatologues et écologues. L’Anthropocène aurait succédé à l’Holocène, une époque géologique jugée particulièrement stable et adaptée au développement de l’espèce humaine, que les géologues font débuter il y a 11 700 ans avec la remontée des températures et du niveau des mers après l’époque glaciaire du Pléistocène.
L'Anthropocène est une nouvelle époque géologique qui se caractérise par l'avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques. C'est l'âge des humains ! Celui d'un désordre planétaire inédit.
La proposition de l’AWG consistait à faire commencer l’Anthropocène dans les années 1940-1960, lorsque des centaines d’essais nucléaires atmosphériques ont disséminé sur l’ensemble du globe du plutonium-239, un élément détectable pendant 100 000 ans au moins.À ce marqueur principal, l’AWG avait associé des dizaines d’autres marqueurs dits secondaires, tels que les gaz à effet de serre et les particules de microplastiques. Or, le comité décisionnaire du SQS a rejeté l’idée que cette grappe d’indices puisse identifier clairement une nouvelle séquence au cours de laquelle l’humain serait devenu le principal moteur des changements géologiques.Il a pour cela mis en avant que les altérations d’origine humaine étaient toutes importantes mais « étalées dans le temps » et précédant« souvent largement le milieu du XXe siècle » ou même le XIXe siècle. En effet, quid de l’extinction de la mégafaune (vers -134 000), de la domestication et l’agriculture (-11 700 ans), des déforestations massives durant les sédentarisations (entre -8 000 et -5 000), de l’ère du charbon et du pétrole débutant au XIXè siècle, etc. ? [Jouvancourt, Pierre, 2024,« Qui a tué l’Anthropocène ? », Terrestres, revue en ligne, 8 avril 2024]
De tels arguments sont entendables. Toutefois, le vote de rejet ne se limite pas à la définition particulière quel’AWG avait donné de l’Anthropocène. En effet, le comité n’a pas incité à revoir cette définition ; à la place, il a proposé d’intégrer l’Anthropocène dans les manuels de géologie, non comme époque, mais comme un"simple" « événement géologique » Aussi, derrière la technicité de la réponse, il convient de se questionner sur les déterminants sociaux et politiques du rejet.
C’est ce qu’a fait Pierre de Jouvancourt, co-auteur de l’ouvrage Mauvais temps, Anthropocène et numérisation du monde (Dehors, 2018) et auteur d’un mémoire de doctorat Dire l’événement géologique, une archéologie du concept d’Anthropocène (Panthéon-Sorbonne, 2022). Dans un article publié le 8 avril dernier dans la revue en ligne Terrestres, le philosophe des sciences met en avant plusieurs facteurs qui ont concouru selon lui au rejet de l’Anthropocène comme nouvelle époque géologique. D’abord, explique-t-il, il existe « de longue date un rapport de force » en défaveur des tenants de l’Anthropocène au sein de la SQS. Ensuite, on observe un« inconfort » de la part de nombreux géologues, qui jugent l’usage de l’Anthropocène « trop politique » – à l’inverse des sciences humaines et sociales, ainsi que je l’expliquerai dans mon prochain post. Or, comme le souligne P. Jouvancourt, cetteposition renvoie à « une conception des sciences quelque peu surannée, surtout après plusieurs décennies d’études des sciences [dans la tradition des]science studies ».Enfin, l’événement géologique « a l’insigne avantage de n’avoir qu’une existence informelle et de ne pas s’insérer dans la Charte internationale de stratigraphie » : certains géologues pensent que le préférer au concept d’époque géologique est une « solution toute trouvée aux controverses interminables. » [Jouvancourt 2024, op. cit.]
Évidemment, la position du comité décisionnaire de la SQS, soutenue par une partie de la communauté des géologues, a fait grincer les dents de nombreux acteurs qui, depuis le début des années 2000, ont consacré ce terme et beaucoup de leur énergie pour porter haut la bannière de l’Anthropocène, synonyme d’une crise écologique mondiale à laquelle il s’agit d’apporter des réponses urgentes. Je développerai ce point dans mon prochain post.